Production électrique : nationalisation, libéralisation ou service public ?

elec-suisse.pngPrologue et post-scriptum par Bruno Pellaud​Depuis l’émergence de la nouvelle Stratégie fédérale 2050, les grands producteurs d’électricité suisses on…

Depuis l’émergence de la nouvelle Stratégie fédérale 2050, les grands producteurs d’électricité suisses ont été affectés par trois secousses majeures qui ont défait la base même du système électrique d’antan. En premier lieu, la «Stratégie énergétique» elle-même, une stratégie manquant de cohérence, sans planification concrète et surtout sans allocation claire de responsabilités pour la couverture des besoins très variables du marché de l’électricité. En second lieu, une libéralisation partielle du marché qui a vu les gros consommateurs et les distributeurs se détourner de leurs fournisseurs habituels en Suisse pour se précipiter vers une manne tombée du ciel – le troisième coup bas – une électricité quasi gratuite produite en Allemagne ou vendue en dessous du prix de revient sur le marché européen.

Triple choc, oui. Le premier déclenché par quatre conseillères fédérales qui ont choisi d’ignorer les enjeux de telles circonstances pour le tissu macro-économique de notre pays. Le second prévisible, la libéralisation du marché de l’électricité, certes un pas dans la bonne direction en accord avec le système libéral traditionnel prévalant en Suisse depuis plus d’un siècle et conforme à l’évolution dans l’Union européenne. Le troisième – en fait une bénédiction divine pour toute l’économie suisse – celle incroyable situation qui a vu les ménages allemands inonder d’une lumière gratuite la Suisse, les Pays-Bas et d’autres encore pendant plus d’une décennie.

Combien de temps encore les Allemands nous feront-ils bénéficier de leurs surplus d’électricité produite avec leurs renouvelables et leur charbon massivement subventionnés ?

Au-delà de ces circonstances éphémères, comment à l’avenir renforcer l’épine dorsale de la production électrique en Suisse, une fois que les illusions leuthardienne et merkelienne se seront évaporées? Le souci, ce n’est pas tellement le tiers de la production électrique destiné aux ménages (que des renouvelables intermittentes pourraient plus ou moins bien satisfaire), mais la production pour les deux autres tiers de la consommation totale, celle du ravitaillement de la place économique suisse, la grande industrie, les PME et les transports entre Romanshorn et Genève. Bref, le cœur économique du pays. La priorité , ce sont les places de travail, et non les ménages !

Comment organiser le système suisse de production électrique à l’avenir ? Il y a des chemins divers :

  • Nationalisation des gros moyens de production
    Comme Électricité de France. Peu de voix se sont exprimées dans ce sens, même pas chez les socialistes. Difficilement réalisable dans notre structure très fédérale aux mille sociétés de distribution.
  • Retour aux monopoles régionaux
    La Confédération accordait précédemment un monopole à une demi-douzaine de producteurs suprarégionaux, soumis à des règles strictes de profitabilité et de service public. Cet arrangement a bien servi la Suisse. Malheureusement, la Stratégie énergétique a cassé les reins de cette branche électrique en exigeant son alignement complet sur de vaines aspirations écologistes et politiques, sans même que la branche eut droit à la parole dans le développement administratif de la nouvelle stratégie. (C’est une myriade d’experts allemands qui tenait le haut du pavé dans les bureaux de l’Office fédéral de l’énergie…). Les anciens barons de l’électricité sont restés silencieux. L’un dans l’autre, un retour aux monopoles régionaux d’antan n’est peut-être plus possible, car trop peu compatible avec plus de libéralisation, et aussi faute de combattants dans les directions et les conseils d’administration de la branche pour défendre le statu quo.
  • Les convaincus d’une libéralisation complète du marché de l’électricité (Pascal Couchepin, Philippe Nantermod, pour ne citer que ces deux Valaisans) y voient une solution de vérité susceptible de créer un système électrique optimal pour le pays. On peut néanmoins douter que notre structure fédéraliste permette un tel saut dans le vide, d’autant plus que la seule situation semblable, celle de la Californie en 2000-2001, s’était soldée par un échec cuisant, avec pénuries et coûts énormes créés artificiellement par les gros producteurs malveillants pour déstabiliser et contrôler le marché.

Une solution intermédiaire peut-elle exister entre monopoles régionaux et libéralisation complète ? On peut le penser, si la branche électrique en prenait l’initiative.

Dans la branche électrique, une seule association importante s’est exprimée fermement pour le rejet de la loi sur l’énergie en mai 2017, l’Association faîtière des gestionnaires suisses des réseaux de distribution (DSV en allemand). Présente dans douze cantons, elle représente à peu près les deux tiers de tous les distributeurs suisses avec quelque deux millions de clients. Dans sa prise de position, le DSV demandait à la Confédération de formuler des objectifs énergétiques et un cadre politique concret, et qu’elle laisse la réalisation d’une nouvelle stratégie énergétique à la branche électrique elle-même. Le DSV a ainsi – avec clairvoyance – formulé une approche rationnelle et compréhensive.

Une solution intermédiaire, mais selon quels principes ? Le professeur Stéphane Garelli avait au début 2018 esquissé quelques idées sur la question dans une perspective plus globale, des idées qui méritent considération dans le cas de l’électricité. Voici son texte.


Vers un service public 4.0?

CHRONIQUE. Les raisonnements passés croyaient qu’un bon service public impliquait la nationalisation de ses activités. Nous savons aujourd’hui que c’est un leurre.
Chronique
publiée le 26 janvier 2018, dans «Le point éco» du Journal Le Temps.

L’initiative «No Billag» a le mérite de poser un problème de fond: quel est le rôle du service public dans une économie moderne? C’est sa force. Cependant, elle n’apporte aucune réponse crédible. C’est sa faiblesse. Pourquoi une économie moderne a-t-elle encore besoin d’un service public?

Depuis trente ans, le Royaume-Uni a été un précurseur des privatisations: l’eau en 1989, les trains en 1995, l’électricité en 1998 et finalement la poste en 2013. Pourtant, aujourd’hui, 83% des Britanniques voudraient voir l’eau renationalisée et 77% l’énergie. Plus des deux tiers continuent de préférer la BBC pour leurs nouvelles à la radio ou la télévision. Si le travailliste Jeremy Corbyn accède au pouvoir, les nationalisations feront partie du programme de son gouvernement.

Théoriquement, le service public dans l’économie répond à trois exigences. La taille de certains investissements, notamment d’infrastructure, requiert l’action de l’État. C’est le cas du percement du tunnel du Gothard. La sécurité de l’approvisionnement doit être assurée, par exemple pour l’électricité. Enfin, chaque citoyen doit avoir la garantie d’un service de base minimum, quel que soit son lieu de résidence. C’est la poste.

Le défi posé par les nouvelles technologies

Or toutes ces raisons volent en éclats avec l’arrivée des nouvelles technologies. Les grandes révolutions que sont Internet, la téléphonie mobile, les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux ont toutes été conduites par le secteur privé. Les entreprises technologiques ont les ressources financières, créent une infrastructure globale et offrent un service de base universel. Dans les économies avancées, la pénétration d’Internet ou des smartphones s’approche des 100% et Facebook connecte 2 milliards d’utilisateurs.

Le cœur du problème est que ces entreprises deviennent aussi des conglomérats. Il y a trente ans, une entreprise de médias gérait un ou deux modèles d’affaires: un quotidien et un magazine. Aujourd’hui, elle en gère peut-être une quinzaine: publications numériques, conférences, plateformes de ventes, vidéo, radio, télévisions, etc. Chacun de ces modèles a un rendement différent. Les nouveaux venus étant 5 à 8 fois plus profitables que les anciens.

La règle d’or de gestion des conglomérats s’applique. Elle fut développée successivement par Harold Geneen à ITT, Percy Barnevik à ABB et Jack Welch à General Electric. Il faut prendre la profitabilité moyenne de toutes les entités, disons 14%, et la diviser par deux, soit 7%. Tout ce qui est en dessous doit être fermé ou vendu. Or les activités à dimension de service public sont souvent en dessous de ce seuil. Que faire?

Il y a trois évaluations possibles de la profitabilité. La plus commune est la valeur ajoutée financière (le fameux EBITDA, en d’autres termes la marge brute). Puis il y a la valeur ajoutée de marque. Par exemple, LVMH maintient une collection haute couture chez Dior, car elle permet de vendre des parfums ou des montres. Enfin, il y a la valeur ajoutée sociale. C’est celle qui concerne le service public. Mais comment la définir?

La meilleure réponse est probablement celle de la cohésion sociale. Le service public est tout ce qui contribue à accroître la cohésion d’une société, sans avoir nécessairement un haut niveau de profitabilité. Un exemple: Alexis de Tocqueville qui souligne que «les journaux ont rassemblé les citoyens et permettent de les garder unis».

D’autres acteurs peuvent contribuer au bien commun

La faiblesse des raisonnements passés est d’avoir cru qu’un bon service public impliquait la nationalisation des activités. Nous savons aujourd’hui que c’est un leurre. Les organisations non gouvernementales ou philanthropiques ainsi que le secteur privé peuvent contribuer tout aussi bien à la cohésion sociale que l’État. Un journal privé peut avoir une fonction de cohésion sociale.

Une politique moderne du service public doit avoir 3 axes. Le premier est d’interdire le monopole et de garantir les mêmes règles d’exploitation pour tous les acteurs, publics ou privés. Cela implique des contrats de prestations transparents entre l’autorité publique et le secteur privé.

Deuxièmement, il faut explorer de nouvelles formes juridiques. Les États-Unis ont la L3C (Low-Profit Limited Liability Company) ou la Public Benefit Corporation, un statut adopté par DanoneWave. Elles permettent à des entreprises privées d’opérer dans le cadre de plafonds de profitabilité définis à l’avance.

Finalement, il faut ressusciter le concept du bilan social. Une organisation qui peut justifier clairement de son impact sur la cohésion sociale doit pouvoir le documenter dans ses comptes et ainsi bénéficier d’un statut spécial juridique ou fiscal.

Ce débat sur le rôle du secteur public dans l’économie 4.0 ne fait que commencer. Comme le disait Keynes: «Tous les problèmes sont économiques, toutes les solutions sont politiques…» Ce sera vrai une fois de plus.

Stéphane Garelli, professeur à l’International Institute for Management Development (IMD) et professeur à l’Université de Lausanne


Postscriptum

Pour mémoire, la Confédération suisse détient le contrôle de cinq grandes entités:

La Poste Suisse Skyguide Chemins de fer fédéraux suisses Swisscom (56,94 %) Société suisse de radiofiffusion

Suisse : Exemple d’une entité multirégionale pour le transport de l’électricité – Swissgrid SA, avec 31 actionnaires régionaux privés et publics, assume l’exploitation du réseau de transport d’électricité suisse, mais également son entretien, sa rénovation et son extension. La loi sur l’approvisionnement en électricité stipule que la majorité des membres, le président du conseil d’administration et les membres de la direction ne peuvent ni appartenir à des organes de personnes morales actives dans le secteur de la production ou du commerce d’électricité ni être sous contrat de service avec de telles personnes morales. Le Conseil d’administration se compose actuellement de cinq personnes ne faisant pas partie du secteur d’activité et de quatre représentants du secteur d’activité. Le président du Conseil d’administration est choisi parmi les premiers nommés. L’entreprise, sa mission et ses obligations de service public, et sa politique financière se trouvent sous la surveillance de la Confédération par le biais de la Commission fédérale de l’électricité.

États-Unis – L3C (Low-Profit Limited Liability Company) – Société anonyme à bénéfice plafonné

Il s’agit d’une structure hybride qui combine la souplesse juridique et fiscale d’une société anonyme traditionnelle, les obligations sociales d’une organisation à but non lucratif et les avantages sur le marché d’une entreprise sociale. Cette forme d’entreprise doit donc s’en tenir à une mission inscrite dans ses statuts, de sorte que les priorités de ses filiales soient clairement établies.

Suisse : Entité multirégionale pour l’approvisionnement en électricité

En partant de l’ancienne organisation du système suisse de production électrique, en tenant des considérations qui ont conduit à la création de Swissgrid, et aux États-Unis et en Grande-Bretagne aux concepts de sociétés anonymes à bénéfice plafonné, ça vaudrait la peine d’explorer une solution suisse qui prendrait en compte toute la complexité du paysage électrique, et aussi de la nécessité de simplifier le domaine de l’électricité, afin d’en réduire les coûts administratifs et de nous rendre moins vulnérables envers les risques associés à une stratégie énergétique dépendant de plus en plus des importations.

..


Facebooktwitterlinkedinmail

1 thought on “Production électrique : nationalisation, libéralisation ou service public ?”

Schreiben Sie einen Kommentar

Bitte beachten Sie: Kommentare sind auf 2000 Zeichen begrenzt.